Les Sénégalais ont le goût immodéré des institutions et – plus amplement – une passion sans bornes pour la chose juridique. Une attitude historiquement payante voire salvatrice ; puisqu’elle fut et reste la bouée de sauvetage d’un pays qui a ainsi échappé à l’épidémie continentale des coups d’Etat militaires. Mieux, cette inclination presque atavique vers le Droit a facilité le passage (sans secousses fatales) de la proto-nation vers la nation sénégalaise en phase finale d’édification.
A cet égard, on doit une fière chandelle au tandem (éphémère mais prégnant) Léopold Sédar Senghor-Mamadou Dia qui fit, au lendemain de l’indépendance, le double et judicieux choix de forger des institutions étatiques et de façonner des ressources humaines. Une option réaliste assurément dictée par la clairvoyance des dirigeants d’un pays qui, en 1960, n’avait que des cacahuètes, des phosphates et…du poisson. A contrario, le rival Houphouët Boigny avait misé sur les immenses richesses de la Côte d’Ivoire, pour réaliser le très célébré miracle économiques des années 1970-1980. La suite de cette longue et sourde compétition entre Abidjan et Dakar est connue. Le miracle ivoirien a été calciné par le feu de la violence politique ; tandis que la gouvernance institutionnelle du Sénégal est toujours au beau fixe. Avec des alternances accouchées sans douleurs. Explication empruntée à Jean Monnet : « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions ».
Mais attention à la surdose ! Les institutions connaissent, en effet, trois étapes : les services, les privilèges et les abus. D’où l’inquiétude que la boulimie institutionnelle engendre. Depuis l’effacement du Président Senghor, en 1980, on assiste à une cascade de changements, de réformes et de retouches à impacts variables mais avec une régularité soutenue. Des modifications, notamment constitutionnelles, qui reflètent plus les avatars de la lutte pour le pouvoir que la recherche d’un point de consensus et de viabilité qui arrime solidement le Sénégal au quai de la démocratie et au port de l’Etat de droit. Ici git l’urgence de comprendre que le fétichisme juridique, l’alchimie espérée du Droit et le fanatisme institutionnel sont des fléaux aux couleurs d’une séduisante mais fausse panacée.
Dans cet ordre d’idées, le référendum du 20 mars demeure une procédure politico-juridique digne d’intérêt mais dépourvue des attributs d’une trouvaille institutionnellement miraculeuse. C’est d’autant plus vrai que ces caractéristiques (celles du référendum) interloquent certains observateurs. Jugez-en : il est demandé au peuple de donner suite à un wagon de questions (15 points cruciaux) par une réponse laconique en trois lettres que sont OUI et/ou NON. A mon humble avis, un wagon de questions appelle un container de réponses. C’est l’aspect inédit de cette consultation sans précédent dans les annales de l’Histoire référendaire du Sénégal et, peut-être, du monde. Voilà qui justifie l’épais brouillard d’appréhensions qui enveloppe ce référendum pas tout à fait classique. Et, par voie de conséquence, impose un travail de dépollution politique, en vue de rasséréner l’opinion publique laissée pantoise par les péripéties (avis controversé du Conseil constitutionnel) et le vacarme ayant précédé ce référendum hors normes qui marquera profondément le destin institutionnel du pays. Cette tâche de clarification incombe à l’actuelle majorité porteuse du projet de réformes.
Pour l’instant, la polémique à haute teneur juridique et la propagande à grand substrat politicien sont au paroxysme. On y décèle des idées fascinantes et foisonnantes mais, aussi, des inepties effarantes et des hérésies frappantes. Le citoyen averti pousse un soupir las et amusé en revisitant Clémenceau et son inoxydable leçon : « On ne ment jamais autant que pendant la guerre et avant les élections ». La politique étant la continuation de la guerre par d’autres moyens, il va sans dire que l’avant-référendum du 20 mars 2016 constitue une période non-exempte de leurres et de tromperies. D’ores et déjà les arguments savants et épatants fleurissent dans les médias où les centurions du Droit cognent sur les cerbères du Droit. La réponse du conseiller et non moins Professeur Ismaila Madior Fall à l’ex-médiateur et non moins agrégé Sérgine Diop, d’une part ; et d’autre part, la charge vigoureuse du ministre et non moins Docteur en communication Latif Coulibaly contre les 45 signataires du Manifeste et non moins Pharaons du Droit, donnent une idée voire une photographie de l’immense place des questions juridiques dans le présent référendum et dans l’odyssée politique du Sénégal. La réflexion publiée par le Premier ministre Mohamed Boune Abdallah Dionne brille également par son caractère fouillé, malgré sa tonalité ardemment polémique.
Dans ce tumulte qui malaxe les vérités et les contre-vérités dans d’inextricables éboulis de points de vue contradictoires, le citoyen et votant du 20 mars est étourdi sinon perdu. Vivement qu’il fouille alors dans le stock des faits établis ou des réalités confortées par l’Histoire des peuples qui ont engendré tous les agrégés et tous les docteurs. Au chapitre des faits précis et indiscutables, signalons qu’il n’existe pas de pays principalement développés par la Constitution et ses servitudes électorales ou référendaires. La Malaisie, la Corée du Sud, Maurice, le Botswana et le Cap-Vert ne sont pas des terres de référendum à répétitions; encore moins de réformes intempestives des institutions. Ce qui ne les empêche pas de camper des modèles et de figurer en tête de peloton. Il ne s’agit pas de faire l’apologie du despotisme (jamais éclairé) mais de mettre en garde contre la boulimie des modifications institutionnelles qui orientent un pays vers les marécages de l’aventurisme constitutionnel.
En revanche, une autre leçon de l’Histoire enseigne que moult nations ont été sauvées du désastre par leurs Constitutions. Cas du Sénégal. En décembre 1962, le Président Senghor émergeant de son lit en pyjama, a lu des articles, des dispositions et des paragraphes de la Constitution devant une brochette d’officiers alarmés et déboussolés par le bras de fer politique entre les deux têtes du régime bicéphale de l’époque. Cette lecture (en peine nuit) d’une Constitution limpide comme l’eau de roche, a montré aux chefs militaires – habités par des intentions mystérieuses – le chemin du devoir et de la loyauté à emprunter. Moralité patente : une Constitution n’est pas l’apanage des constitutionnalistes qui l’écrivent sans la mettre en œuvre, eux-mêmes. Elle est, aussi et surtout, l‘affaire des grammairiens qui la purgent des ambiguïtés lexicales souvent lourdes de conséquences imprévisibles et fâcheuses. Une Constitution est enfin un tableau de bord pour les armées en quête de loyauté dans une conjoncture politiquement confuse.
Autant de vertus qui portent au pinacle la science juridique sans en faire une science infuse. Une remarque qui tombe à pic dans un contexte où certains gouvernants et certains universitaires (davantage juristes du Prince que juristes des facultés) ont tendance à croire et faire croire que le destin des peuples est tributaire de la pensée et du travail des constitutionnalistes. Erreur. D’abord, les hommes politiques – malgré les belles théories de leurs conseillers juridiques – parlent Droit mais pratiquent Travers. Ensuite, la sentence de Jean Baudrillard tire les rêveurs de leur doux sommeil : « Le Droit vient après la bataille ». En clair, il est, à la fois, le fruit et le reflet d’un rapport de forces. Un gros pan de notre Droit est arrivé dans les fourgons du colonialisme. Pourquoi ? Parce les braves Résistants sénégalais n’ont pas triomphé de Faidherbe, de Gallieni, d’Archinard et Pinet Laprade.
Par ailleurs, le juridisme totalisant et hégémonique est une hérésie et un péril. Si le rebelle et non moins Général De Gaulle avait obéi à son chef, le Maréchal Pétain, détenteur de la légalité et du commandement, la France n’aurait jamais été tirée des griffes d’Hitler. L’avocat Fidel Castro (homme de formation juridique) n’a pas accompli la Révolution cubaine avec le Droit. Il a lutté les armes à la main pour redonner à Cuba (longtemps casino pour milliardaires américains) sa dignité et sa souveraineté. Et que dire de l’Algérie qui fut juridiquement un département français comme le Languedoc-Roussillon ? Si Ben Bella était légaliste et imbu de juridisme excessif comme certains juristes de chez nous, les Algériens seraient, aujourd’hui, sans patrie. Les Angolais et les Mozambicains n’ont pas attendu, les bras croisés, une hypothétique décolonisation…juridique.
Le 20 mars prochain, les citoyennes et les citoyens auront le loisir d’aller voter. Ils auront également la latitude de défendre, par le vote et après le vote, la République et de fortifier, de façon civique, les institutions qui sont la bouée de sauvetage et les balises parfaitement flottantes et grandement protectrices du Sénégal.
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